SWANSEA (GAL) – Il apparaît en filigrane à travers des éléments de langage que distillent les coachs ou les joueurs. Comme s’ils avaient tous le même mode de pensée, les All Blacks répètent : « On travaille sur ce que l’on peut contrôler » ou encore « il faut accepter ce sur quoi on n’a pas de prise ». Ces phrases toutes faites portent la marque de Gilbert Enoka (57 ans), qui a fêté son 200e match avec les Blacks, face à la Géorgie, le 2 octobre (43-10). Quand, à cette occasion, on a tenté d’interroger Steve Hansen sur l’apport d’Enoka, le sélectionneur s’est braqué : « Je ne vais certainement pas vous délivrer nos secrets, disons qu’il nous apporte beaucoup. » Intégré comme « coach mental » en 2004, Enoka est devenu, onze ans plus tard, manager adjoint.
Celui que les joueurs surnomment « Bert » était, au début, un intervenant technique, au même titre que l’Australien Mike Byrne, spécialiste des coups de pied. Sauf que « Bert » opère dans la zone plus tortueuse de la psyché. Sceptiques et ruraux, les Kiwis préfèrent le concret au lyrisme mais, par son pragmatisme, Enoka a su remporter l’adhésion.
Si, samedi, vous apercevez Richie McCaw en train de taper ses crampons sur la pelouse du Millennium, c’est qu’il procède à un exercice mental pour se « regrounder », c’est-à-dire se remettre les idées en place et les pieds sur terre. De même, si vous surprenez Kieran Read en train de fixer un point en hauteur dans le stade, ce n’est pas qu’il a reconnu une copine. Mais qu’il est proche de ce qu’Enoka appelle la « zone rouge » et cherche à revenir en « zone bleue » par de la visualisation positive. Malmenés par les Argentins lors de leur premier match (26-16), les All Blacks ont impressionné par leur force mentale en continuant à développer du jeu plutôt que de se recroqueviller.
AVEC LUI, McCAW PORTE LES BOUTEILLES ET WILLIAMS LES BALLONS
Il y a quelques années, quand il n’était pas encore « secret défense », Enoka avait répondu à nos questions. Il nous avait raconté sa carrière de volleyeur (9 ans en équipe nationale), ses études d’éducation physique et de psychologie. Son arrivée chez les tatoués du rugby et son rôle au sein des Blacks. « Je ne suis pas un “motivateur”, ces gars n’ont pas besoin de ça. Mon rôle est de leur offrir des techniques pour gérer les tensions de la compétition. Le cerveau a trois zones : l’instinct, les émotions et la réflexion. Cette dernière s’efface sous l’effet du stress. L’obligation de résultat peut crisper ou inhiber si on pense à l’enjeu, au regard du public ou au jugement médiatique. Si on est trop dans l’après, on devient anxieux. Si on pense trop au passé, ça peut être douloureux. Il faut juste revenir à la simplicité du moment présent. » Enoka n’a rien inventé. Juste adapté les principes du bouddhisme zen qui prescrit d’être « ici et maintenant ». Il a mis au point une routine athlétique, des exercices de visualisation et de respiration pour quitter la « zone rouge » et revenir en « zone bleue ». Mais il a fait plus que ça. D’abord, il a fait accepter l’idée que ce travail devait être une partie intégrée et systématique de l’entraînement « au même titre que les séances de muscu ou de cardio. Car on ne devient pas fort mentalement par le simple fait d’être un athlète. »
Ensuite, Enoka a fait comprendre aux entraîneurs l’intérêt d’être, eux aussi, coachés pour optimiser leur capacité d’analyse, relationnelle et décisionnelle. Enfin, Enoka a fait évoluer la culture des All Blacks : « Il y a trois systèmes qui peuvent détruire un groupe : la culture du “moi” – je ne me soucie pas des autres –, la culture du “silence” – on vit et on ressent des choses, mais on ne communique pas – et la culture du “secret” – on se dissimule les uns des autres. La confiance est la base de toute aventure humaine. » Sans ce changement radical de culture, ses exercices n’auraient été que des gadgets. Fini aussi la verticalité des coachs qui ordonnent à des joueurs qui exécutent. Ces derniers sont associés, voire responsables des choix tactiques. Des « cellules » dédiées aux différents compartiments de jeu sont animées par des leaders. La discipline ? Les joueurs ont eux-mêmes établi des règles et sont chargés de les faire appliquer. Quant à l’humilité, elle n’est pas un discours. Le photographe américain Nick Danziger, qui a vécu en immersion un mois avec les All Blacks, nous racontait sa surprise de voir les joueurs nettoyer leur vestiaire après les matches. Mis au repos face aux Tonga, le capitaine McCaw jouait les porteurs d’eau pour ses coéquipiers. Et on a vu la star Sonny Bill Williams se charger des ballons à l’entraînement.
L’ex-deuxième-ligne Brad Thorn, plus du genre terrestre que céleste, a avoué que, sans le concours d’Enoka, les All Blacks auraient eu du mal à résister à l’énorme attente médiatique lors de la Coupe du monde organisée chez eux, en 2011. L’homme qui prend soin des têtes anticipe aussi. Ainsi, le trois-quarts Israel Dagg a vécu une année difficile : une nonsélection, puis une blessure à une épaule, il y a deux semaines. Il a reçu des messages d’Enoka, qui voulait le garder « connecté » au groupe. Cadet d’une famille de six enfants et placé en orphelinat à dix-huit mois, le manager adjoint connaît le sentiment d’abandon. Et si l’atout majeur des Blacks était là ? Non pas dans un crochet intérieur spectaculaire ou dans une passe après contact, mais dans cet indicible travail sur la relation humaine ?